Chapitre 72 : Snowfall
Dehors, le soleil s’élevait doucement vers son zénith quand passa un groupe d’oiseaux partant en migration tardive. Erato grogna quand les pâles rayons du soleil se heurtèrent à ses paupières closes et elle entendit Ludovic glousser à ses côtés. Cela faisait quelques minutes qu’il était levé et qu’il observait amoureusement sa petite-amie encore endormie.
- Humm… Tu m’as réveillée… maugréa-t-elle de mauvaise humeur.
- Faux, c’est le soleil, mais bonjour quand même mon amour.
Il se pencha et planta un baiser sur les lèvres de celle qu’il aimait, qui marmonna une nouvelle fois, mal réveillée. Baillant, elle s’assit, les cheveux dépeignés dépassant de tous les côtés.
- Bien dormi ? demanda Ludovic qui continuait de l’observer avec un sourire en coin.
- Pas du tout, Aeson est insupportable, répondit-elle en lorgnant son ventre maintenant énorme.
En effet, le bébé devenait de plus en plus actif et il frappait régulièrement le ventre de sa mère, l’empêchant de dormir, la réveillant parfois, quand enfin elle trouvait le sommeil. Elle n’avait qu’une hâte : qu’il naisse. Et la simple pensée qu’il lui restait encore deux mois à attendre la fatiguait déjà.
Épuisée par la journée qui n’avait pas encore commencé, elle roula hors du lit avec un geignement plaintif et traîna les pieds vers le placard, où elle choisit avec lenteur ses vêtements, qu’elle enfila, la tête ailleurs, encore perdue dans ses rêves qu’elle avait quitté trop tôt. Puis elle rassembla sa chevelure noire en un chignon désordonné et bailla une nouvelle fois à s’en faire décrocher la mâchoire.
- Tu devrais retourner te coucher, non ? s’inquiéta Ludovic face à tant de fatigue.
Elle répondit d’un mouvement de main refusant sa proposition. Elle allait parfaitement bien, elle avait déjà été plus fatiguée, et elle n’aurait qu’à faire une sieste. Aussi simple que ça.
Dans la cuisine, Dan était aux fourneaux, préparant des crêpes qui s’accumulaient sur une assiette, et même le cerveau épuisé d’Erato le remarqua. Voir Dan faire la cuisine était une chose rare, tellement rare qu’elle ne se souvenait même plus de la dernière fois où elle l’avait vu tenir un ustensile de cuisine. Ça remontait sans doute à leurs années universitaires. À vrai dire, elle n’avait elle-même pas réellement touché à la cuisine depuis leur retour, Hestia s’en était toujours occupée, et ses plats étaient si bien préparés qu’ils lui laissaient tous cette responsabilité.
- Où est Hestia ? demanda-t-elle alors.
Si Dan cuisinait, c’était forcément parce qu’Hestia n’était pas là et que, affamé, il avait finalement pris sur lui-même pour préparer un petit déjeuner.
Il haussa les épaules en réponse avec une moue indiquant qu’il n’en savait strictement rien.
- Je croyais que tu savais faire que des céréales, se moqua-t-elle en examinant la pile de crêpes qui étaient pour la plupart d’entre elles soit cramées, soit pas assez cuites.
- Et encore, je sais jamais ce qu’il faut mettre d’abord, le lait ou les céréales ? répondit-il avec sarcasme.
Avec un sourire malicieux, elle s’empara d’une des crêpes et l’engloutit. Pas mauvaise, mais elle en avait déjà goûté de bien meilleures.
Quand toute la pâte fut transformée en crêpes, Dan apporta l’assiette sur la table et les trois amis mangèrent sous le pâle soleil dont les rayons étaient filtrés par les fins rideaux. Bientôt arriva Icare, toujours accompagné de son fidèle compagnon qui ne le quittait jamais d’une semelle.
- Cool, des crêpes ! s’écria-t-il en apercevant la tour de Pise qu’elles formaient dans l’assiette.
- Fais gaffe, c’est Dan qui les a faites, l’avertit sa sœur aînée.
- Hestia n’a rien préparé avant de partir ? s’étonna l’adolescent la bouche déjà pleine.
- Tu sais où elle est ?
- Ouais, elle est partie se promener, c’est son nouveau truc, elle aime se promener seule le matin, répondit-il sans lever les yeux de son assiette qui se remplissait continuellement de crêpes.
En effet, la déesse déchue partait souvent dans la matinée pour ne revenir que quelques heures plus tard, mais c’était la première fois qu’elle partait aussi tôt, sans avoir pris le petit-déjeuner avec tout le monde, comme elle le faisait pourtant d’habitude. Peut-être avait-elle eu envie de profiter de la fraîcheur de cette journée, les températures avaient énormément baissées durant le mois de novembre et le soleil parvenait enfin à réchauffer un minimum ce matin-là.
La muse ne s’en inquiéta donc pas plus. Hestia était une adulte, elle avait tout traversé, aller se promener seule ne lui ferait aucun mal. Erato n’avait pas besoin qu’on s’inquiète pour elle comme elle pouvait s’inquiéter pour ses frère et sœur.
Après le petit-déjeuner, Erato rejoignit le canapé où elle se laissa tomber lourdement, déjà fatiguée de sa journée. Elle posa sa tête sur les genoux de son compagnon, ramena ses jambes vers elle, les faisant se balancer de droite à gauche et, bercée par ce balancement, ses paupières s’alourdirent alors.
- Tu vois que tu devrais retourner te coucher, lui fit remarquer Ludovic.
Elle maugréa pour seule réponse, trop fatiguée pour répondre à sa remarque cynique. Elle n’avait pas besoin de retourner se coucher, seulement de faire une sieste, seulement une heure après s’être levée, certes, mais elle était enceinte et la grossesse était une chose épuisante.
- Eh, Erato, tu dors ?
Les yeux de la muse s’ouvrirent soudainement et elle se releva difficilement, faisant ainsi face à sa jeune sœur qui attendait sous l’arche, les bras croisés contre sa poitrine inexistante, un bout de papier coloré entre les doigts. Voyant que son aînée ne dormait pas, elle s’avança maladroitement, un rictus peu rassuré déformant ses lèvres, s’arrêta devant elle, le regard stupide et fuyant. Finalement, elle se décida à tendre brusquement le bras et une feuille se déplia sous les yeux d’Erato, qui prit alors le dessin avec un soufflement d’admiration.
- Woah, Maïa, c’est toi qui as fait ça ? demanda-t-elle, ahurie par la qualité de son coup de crayon.
Rassurée par la réaction de sa sœur, l’adolescente, le rictus remplacé par un sourire, hocha la tête pour seule réponse. Parler n’était pas son fort, et encore moins répondre à des compliments.
- C’est pour la chambre d’Aeson, expliqua-t-elle maladroitement. Au début je voulais te le donner à la naissance, mais vu que vous êtes en train de faire sa chambre maintenant, j’ai préféré te le donner maintenant.
- Merci beaucoup, c’est superbe, répondit la muse en se levant pour enlacer sa petite sœur, qui, d’abord étonnée, lui rendit son étreinte.
- Wo, c’est vrai que c’est beau, s’écria Ludovic en s’emparant du dessin que sa petite-amie avait laissé sur le canapé en se levant.
Un immense arbre, tout en courbes et arabesques, coloré de toutes sortes de teintes de bleu, de rouge clair et de vert pâle, trônait au centre de la feuille légèrement colorée en orange pâle, faisant penser à un coucher de soleil, et les racines, habilement tordues, formait le nom de l’enfant à venir. Le dessin était à la fois terriblement simple et terriblement complexe et la technique de la jeune fille était remarquable. Elle n’avait jamais fait plus beau dessin de sa vie, et c’était à leur enfant qu’elle l’offrait.
- Merci beaucoup.
Ce fut à son tour de se lever et de la prendre dans ses bras un court instant. Il savait qu’elle n’aimait pas vraiment les contacts, mais il ne savait pas comment la remercier autrement.
Le sourire de Maïa devint quelque peu gêné, mais dans son cœur brûlait une joie qui réchauffait son corps engourdi par le froid de sa vie et de l’hiver. Elle avait réussi son coup avec ce dessin, et c’était tout ce qui comptait pour aujourd’hui. Elle pouvait désormais retourner à ses occupations dans sa chambre.
- Attends, Maïa, reste un peu avec nous, si tu veux, proposa Erato en faisant de la place sur le canapé et posant le dessin en sécurité sur la table basse, à côté de sa tasse tiède de café.
L’adolescente se laissa tomber à côté de sa sœur sans rien dire, n’ayant plus rien à dire. Elle n’avait pas grand-chose à raconter, ses journées oscillaient entre le dessin et son petit-ami Louis.
- Comment ça se passe avec Louis ? demanda justement Erato, curieuse de la vie sentimentale dont Maïa ne parlait que rarement.
Elle n’avait d’ailleurs appris que sa benjamine avait un copain que très récemment, alors qu’ils étaient ensemble depuis plus d’un an. Et Erato avait été soulagée de l’apprendre, car la jeune fille lui avait avoué que c’était chez lui qu’elle passait ces nuits où elle faisait le mur ou qu’elle allait quand elle fuguait, il y avait plusieurs mois de ça.
- Bien, répondit-t-elle très simplement.
Elle n’avait rien d’autre à en dire. Un nuage passa devant le soleil, assombrissant la pièce le temps de son passage.
- Eh regardez, il neige, s’exclama Ludovic soudainement.
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[Snowfall]
Près des remparts, un nuage était passé devant le soleil, cachant sournoisement son éclat, et Hestia releva alors la tête. Bientôt, un flocon tournoya devant ses yeux, joueur, mais elle n’avait plus l’envie de s’amuser à essayer de les attraper. Elle avait aimé le faire, autrefois, quand Clio était encore une enfant et que l’hiver arrivait, elles partaient toutes les deux chasser les flocons de neige, les empêchant d’atteindre le sol. C’était leur jeu. Mais maintenant, les flocons, déçus d’avoir perdu leur compagnon de jeu, la narguaient, espérant lui faire retrouver cette innocence d’antan, mais la déesse déchue était trop blessée.
Il fut très vite suivi de centaines d’autres, de milliers d’autres, qui se laissaient porter au gré des vents et des courants d’air, qui venaient se coller à sa chevelure de feu, à ses vêtements en feutre, à ses cils, avant de fondre presque instantanément à cause de la chaleur qu’elle dégageait naturellement.
Les premiers avaient du mal à tenir sur le paysage, à le transformer en blanc, mais bientôt, Monte Vista fut recouverte d’une fine couche blanche immaculée et encore fragile qui se laissait emporter par les chaussures à chaque pas que la déesse rouge faisait.
Le temps se gâta alors, le vent se leva, provoquant un chaos silencieux entre les points blancs qui déchiraient le ciel à vive allure, ballottés çà et là par la bise glaciale, le brouillard se leva lui aussi, réveillé par le froid, s’immisça dans les moindres recoins de la ville avec sournoiserie, empêchant ses habitants de voir à plus de quelques mètres, forçant Hestia à écourter sa balade près des remparts.
Dan conduisait quand le premier flocon atteignit le bitume, et ceux qui le suivirent se retrouvèrent sur son pare-brise. Pestant, il activa les essuie-glaces et les feux nécessaires, priant pour que la chute de neige reste ainsi calme. Il n’avait pas envie de se retrouver dans une tempête de neige en voiture. Ça pouvait très vite devenir dangereux, et il comptait bien arriver au travail sans encombre.
Mais le temps en avait décidé autrement, les flocons tombaient plus vites et plus gros, Dan ne voyait plus à deux mètres devant lui, même les lampadaires n’étaient que des halos flottants dans la brume. Prudent, il se rangea sur le bas-côté, avec l’intention d’attendre le calme après la tempête.
Le temps était vraiment étrange, et ce depuis des années. Il faisait beau ce matin, frais, presque chaud, et voilà qu’une heure plus tard, c’était la tempête de neige. Lui aussi commençait à avoir des doutes quant aux origines de ces changements climatiques étranges, ces hivers interminables, ces étés insupportables, surpassant l’hiver, ces conditions qui changeaient sans cesse, passant du froid au chaud, ces saisons instables. Mais jamais rien ne pourrait lui donner de réponse. Il n’était et ne serait jamais en mesure de découvrir la vérité.
- Eh Dog, regarde, il neige enfin !
Le chien aboya, répondant à la joie de son maître. Les deux compères n’aimaient l’hiver que pour sa neige. Sinon, cette saison n’avait aucun intérêt à leurs yeux, surtout pour Icare qui préférait de loin de chaudes températures. L’hiver était trop froid, trop inintéressant. La nature était nue, endormie, il n’y avait rien à découvrir, les animaux restaient cachés dans leurs tanières, à l’abri du froid, tout comme les habitants de Monte Vista. Le froid forçait l’adolescent à rester lui aussi à la maison et c’était terriblement ennuyant. Cette neige qui arrivait ne pouvait que le ravir.
Il releva la tête vers le ciel rempli de nuages à la fois filandreux et denses qui empêchaient les rayons du soleil d’atteindre le sol, plongeant la ville dans une luminosité ténébreuse et désagréable et tira la langue, dans l’espoir d’attraper au vol l’un des flocons qui voltigeaient paisiblement entre les courants d’air. Joueur, Dog s’amusait également à chasser les flocons qui le narguaient, tourbillonnant autour de lui, l’esquivant au dernier instant en se servant du vent, mais l’animal était têtu, et il continuait d’essayer, sans relâche.
Bientôt, son rire et son aboiement joyeux furent couvert par le hurlement de la tempête de neige, devenue trop fort pour eux, et ils rentrèrent alors, attendant que passe le mauvais temps pour enfin profiter de l’hiver.
Bercé par la descente hypnotique des points blancs vers le sol, Ludovic avait fini par s’endormir aux côtés de sa petite-amie, qui elle dormait depuis plusieurs minutes déjà, épuisée par l’enfant qu’elle portait. En silence, Maïa se leva et rejoignit calmement sa chambre et ses dessins. Elle aimait ces journées sereines et reposantes où il n’y avait rien de plus qu’une chute de neige. Elle aimait l’hiver pour cette raison. L’hiver était apaisant.
Il ne se passe prodigieusement rien dans ce chapitre, mais hé, parfois il se passe rien dans la vie.
En revanche, du côté d'Ae, ça avance, huhu : chapitre 2
Voilà, sur ce, je m'en vais vers mon dernier jour de boulot et la liberté *s'envole*