Chapitre 115 : Ocean princess
Accoudé au rebord du bassin, Aeson l’observait, discrètement, la tête à moitié cachée dans l’eau. Elle rassembla ses longs cheveux blonds dans une main, et les pressa, pour en faire tomber l’eau qui les gorgeait. Puis elle secoua la tête pour les remettre en place, récupéra ses affaires, tout en discutant avec son amie. Elle se dirigea ensuite vers la sortie. Elle passa devant Aeson, qui plongea à son approche. Il ne voulait pas qu’elle remarque ses regards. C’était gênant.
Quand il remonta à la surface, la jeune fille était partie. Perrine était arrivée dans l’équipe de natation de Monte Vista un an auparavant, quand elle était arrivée en ville. De ce qu’il savait, elle était au lycée, mais ce temps-là était fini pour lui, alors il ne la voyait qu’ici, durant les heures d’entraînement. Il ne lui avait jamais adressé la parole, bien trop timide. Et à quoi bon, elle n’avait jamais remarqué sa présence. Ils étaient plus d’une dizaine de leur équipe, et même s’il nageait bien, il était loin d’être le meilleur nageur d’entre eux. Et elle parlait peu à d’autres personnes, elle s’était tout de suite très bien entendue avec Clémentine, et cela lui avait suffi.
Mais Aeson l’admirait énormément. Elle était petite, avec peu de muscles, et semblait fragile, et pourtant, elle était vite devenue l’une des meilleures nageuses du club. Elle égalisait même avec certains des meilleurs garçons, dont lui-même. Depuis ce jour où leurs temps s’étaient rapprochés, il l’avait observée autrement, et continuait, à chaque entraînement, en faisant bien attention à ne pas se faire remarquer, ni par elle, ni par les autres.
Car les rumeurs allaient vite, quand Jonathan avait commencé à avoir des vues sur Clémentine, tout le monde fut au courant le lendemain même, et même si l’histoire avait bien fini, les deux sortant désormais ensemble, il n’était pas sûr qu’une telle chose lui arrive avec Perrine.
Alors il se cachait, n’attendant rien de tout ça.
La séance d’entraînement était finie pour aujourd’hui, mais le jeune homme restait régulièrement après, pour faire quelques longueurs de crawl et reposer ses muscles. Il aimait se retrouver ainsi seul, la ligne d’eau uniquement pour lui.
Il commença, lentement. Le but de ces quelques minutes en plus était de nager le plus tranquillement possible. Ça faisait du bien, parfois, de ne pas essayer de nager le plus rapidement possible constamment. Dans ces moments-là, il travaillait son endurance et sa respiration.
Il nageait depuis une dizaine de minutes quand elle apparut soudainement. Ses cheveux blonds avaient pris une teinte bleue, sans doute le reflet des parois de la piscine, mais quelque chose n’allait pas.
Il s’arrêta de nager, sortit sa tête de l’eau, jeta un coup d’œil vers l’endroit où elle entreposait normalement ses affaires. Il n’y avait rien. Perrine était partie dès la fin de l’entraînement, accompagnée de Clémentine, comme d’habitude. Comme d’habitude, elle avait sûrement pris sa douche, puis enfilé l’une de ses robes, puis était partie avec son père qui l’attendait comme d’habitude sur le parking. Elle ne revenait jamais, sauf peut-être quand elle oubliait quelque chose, mais jamais elle ne retournait dans l’eau.
Il l’avait sans doute imaginée, trop obnubilée par elle.
Il plongea de nouveau la tête sous l’eau et un cri inaudible s’échappa de sa gorge, il manqua de s’étouffer. Ce n’était pas réellement Perrine. Perrine n’avait ni les cheveux, ni les yeux bleus, et ne portait encore moins de robe en lambeaux. Toutes ses robes étaient magnifiques et en parfait état. Pourtant, ses traits, c’étaient ceux de Perrine. Elle avait les petits yeux plissés de Perrine, le petit nez retroussé de Perrine, les lèvres charnues de Perrine, le visage rond de Perrine. C’était elle, sans l’être.
Il ferma les yeux, perturbé, il l’imaginait, c’était impossible, mais quand il les rouvrit, la créature était toujours là. Personne d’autre ne semblait la voir, et il était sûr qu’elle n’existait pas. Elle était en apnée depuis bien trop longtemps. Même lui avait dû remonter deux fois. Et puis c’était lui qu’elle regardait. Elle n’avait d’yeux pour personne d’autre. Il décida alors de continuer à nager. S’il l’ignorait, elle finirait par disparaître.
Il atteignit le rebord sans être gêné. Elle était vraisemblablement partie. Il fit sa culbute. La piscine était vide.
Elle était réapparue. Occasionnellement, au début, elle se cachait dans les recoins de la piscine, et le regardait nager. A chaque fois qu’elle venait, il faisait mine de ne pas la voir. Il suivait du regard les lignes bleu foncé au fond, et ne le détachait que pour tourner la tête et respirer. Puis elle finissait toujours par disparaître, aussi vite qu’elle était apparue.
Le problème fut quand elle commença à s’approcher. Elle le fit d’abord progressivement, apparaissant de plus en plus près, au point qu’il ne pouvait plus ne plus la voir.
Un jour, elle surgit sous lui. Il ne put rien faire. Son regard rencontra celui semblable à l’océan de la créature. Elle avait un tel regard qu’il en fut paralysé. Son bras se stoppa dans son mouvement, ses jambes ne battaient plus l’eau derrière lui, il voulut tourner sa tête, pour être sûr de respirer, mais la magnifique créature s’empara de son visage, le forçant à rester sous l’eau. Lentement, elle approcha ses lèvres bleuâtres et les colla contre celles tremblantes du jeune homme. Même si elle ressemblait à Perrine, il ne le voulait pas, mais il ne pouvait contrôler ses membres pour la repousser. Le souffle commença à lui manquer, et leur baiser continuait, et son souffla lui manquait de plus en plus.
Puis il respira enfin de nouveau.
- Eh mec, tu fais quoi ? s’écria Jonathan.
Ils étaient en plein entraînement, et l’arrêt soudain d’Aeson avait bloqué le reste du groupe qui partageait sa ligne. Même les autres s’étaient arrêtés, intrigués. Perrine observait le jeune homme étrangement.
- Je… rien, je… je ne me sens pas bien, je crois que je vais rentrer.
Il quitta la piscine sans un regard.
Il ne savait que faire. Il avait l’impression qu’il ne pouvait pas en parler. Personne ne le croirait, pas s’il disait qu’une créature aquatique ayant les traits de la fille qu’il aimait bien apparaissait soudainement dans son champ de vision, et l’embrassait à lui en couper littéralement le souffle. Il serait pris pour un fou. Il n’avait pas envie d’être fou. Il n’avait pas envie d’en parler, quand bien même toute cette histoire lui faisait terriblement peur. Si Jonathan n’avait pas été là, il se demandait s’il aurait pu retourner à la surface, ou s’il se serait noyé. La créature, elle avait refusé de le laisser partir, et ce regard… ce regard dans lequel il s’était perdu, à en perdre tout contrôle. Il frissonna.
Qui était-elle ? Pourquoi avait-elle commencé à apparaître, il y avait de ça quelques semaines, et pourquoi lui était-elle devenue si soudainement néfaste ? Que lui voulait-elle ?
Ou plutôt, que représentait-elle ?
Elle n’était pas réelle, mais sa paralysie l’avait été. Et elle y était pour quelque chose.
Tout s’embrouillait dans sa tête, et le regard jugeur que Perrine avait porté sur lui, il… il ne comprenait pas ce qu’il lui arrivait, il voulait comprendre. Il voulait comprendre ce qu’était cette chose, ce qu’elle lui voulait, comment elle apparaissait.
Toujours dans l’eau. Il lui fallait faire des expériences.
Il se dirigea vers la ferme de son oncle, qui avait fait construire une piscine creusée plusieurs années auparavant. Il y allait souvent, pour s’entraîner, en plus de ses entraînements officiels avec le club, et il pouvait y aller quand il le souhaitait, sans même prévenir personne.
C’est ce qu’il fit ce jour-là, en juin.
Une fois dans l’eau, il se débarrassa de l’air dans ses poumons, qui remonta en bulles effrénées vers la surface, peu à l’aise dans cet environnement aquatique. Il toucha rapidement le fond, et il s’y assit, regroupant jambes et les entourant de ses bras. Il attendit. Ses années de natation avaient amélioré son apnée, il était capable d’attendre quelques minutes avant de remonter. Il attendit. La créature ne se montra pas. Pourtant ces derniers temps, elle se manifestait à chaque fois qu’il se rendait dans l’eau. Au début, elle l’avait parfois laissé tranquille, mais plus maintenant. Il ne voulait pas croire à une exception. Elle n’aimait pas le fait qu’il fût assis au fond de l’eau. Il poussa sur ses jambes pour remonter rapidement. Il réajusta ses lunettes de natation. Il devait nager.
Elle apparut presque aussitôt. Ce qui l’attirait donc, c’était le mouvement. Les battements de son cœur accélérèrent. Il devait s’arrêter. Arrêter de nager, redevenir immobile. Il ne devait pas la laisser approcher, il ne devait pas la laisser plonger son regard dans le sien, il ne devait pas la laisser l’embrasser.
Il tourna la tête pour respirer. De retour dans l’eau. Elle n’était plus là.
On l’attira vers le fond. Puis entre deux eaux, il tomba de nouveau face à elle. Elle était magnifique, elle ressemblait à Perrine, avec de plus beaux yeux. Ce serait stupide de ne pas y succomber. Perrine ne le remarquerait jamais, de toute façon, alors que cette créature… elle sortait tout droit de ses rêves, il en était maintenant persuadé. Il pouvait, oui. Il pouvait l’embrasser. Il la laissa sceller leurs lèvres en un baiser passionné. Au-dessus de sa tête, les dernières bulles d’air vinrent s’éclater à la surface. Personne ne l’entendit hurler, de là où il était. L’eau n’avait jamais été son alliée.
Il ne remonta jamais.